Notre Père

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Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour

Telle est la demande adressée à Dieu chaque fois que, quelque part sur terre, le "Notre Père" est dit. Ce qui fait un nombre incalculable de fois, depuis que cette prière est connue et transmise par les Évangiles de Matthieu (6, 9-13) et de Luc (11, 2-4).

Fruit du travail des humains
    Avec la demande du pain, la prière enseignée par Jésus à ses disciples se soucie de ce qu'il y a de plus élémentaire pour le corps: la nourriture pour vivre. Car c'est bien cela que le "pain" symbolise: ni herbe, ni viande, mais l'aliment de base, élaboré par le travail humain. Nous disons: le pain; d'autres diront: le riz, ou le mil, ou d'autres noms encore.
    Ce simple constat permet déjà de tirer un premier enseignement. En portant devant Dieu le souci de ce qu'il y a de plus élémentaire pour le corps, nous ne sommes pas dans une spiritualité désincarnée. La prière n'est pas une élévation de l'âme, par-dessus les nécessités, les besoins et les biens essentiels autour desquels se nouent les plus violents conflits dans l'humanité. Et qui pourrait nier qu'aujourd'hui la nourriture "alimente" des conflits, ouverts ou insidieux, à l'échelle de la planète entière? Aurait-on forgé l'expression si parlante de "souveraineté alimentaire", si la richesse des uns ne s'était octroyée "souverainement" le droit de priver les autres de nourriture, et donc de la plus élémentaire autonomie pour vivre? Rappelons que 850 millions de personnes sont sous-alimentées et que chaque 5 seondes un enfant meurt de faim.
    Nous pouvons tirer encore un deuxième enseignement. En demandant à Dieu le "pain", on lui demande ce qui ne peut exister sans le travail humain. Quel paradoxe: prier Dieu pour recevoir ce qui dépend des humains. Car bien sûr, si le pain ne "tombe" pas du ciel, il ne sort pas non plus tout cuit de la terre. Adresser à Dieu la demande de pain, c'est le contraire de l'indifférence envers le "travail". Sans travail, il n'y aura pas de pain pour ceux qui en ont le besoin le plus criant. Demander à Dieu le pain quotidien, ce n'est pas prier dans l'espoir qu'il y ait plus de boulangers. C'est avoir conscience que prier ainsi nous engage devant Dieu à un authentique travail, pour que le "pain" ne soit pas une rente ajoutant la richesse à la richesse, en laissant les autres à leur faim. Un tel travail, car c'en est un, a pour noms solidarité, partage, lutte contre la consommation sans limites, respect pour ce dont notre humanité tire sa subsistance. On ne demande pas le pain à Dieu pour que nous disposions du loisir de nous occuper de ceux qui en manquent. Nous le demandons parce que cette prière peut chaque jour nous éclairer sur ce qui nous manque pour que d'autres ne soient pas spoliés de ce qu'il y a de plus élémentaire pour vivre.

Pain de ce jour
    Qu'est-ce qui nous manque ? Peut-être ceci: ce que cache ce dont nous sommes nantis. Car tout de même, n'est-il pas déplacé de dire à Dieu "Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour", quand nos frigos, surgélateurs et autres caddies nous laissent à l'abri de tout souci, non seulement pour le pain de "ce jour", mais aussi du lendemain? N'est-ce pas là une sorte d'arrogance qui n'ose pas dire son nom, envers ceux qui, côté nourriture, ne savent pas de quoi demain sera fait? Qui peut se faire à l'idée d'une "souveraineté" alimentaire limitée à "aujourd'hui"? Qui peut voir une telle idée dans les chariots bondés de victuailles, aux caisses des grandes surfaces?
    Ces questions prennent d'autant plus de relief, si l'on regarde de plus près la fameuse demande de pain, dans le "Notre Père". On peut traduire la phrase chez Matthieu: notre pain du jour qui vient, donne-le nous aujourd'hui. Et chez Luc: notre pain du jour qui vient, donne-le nous chaque jour. Cette demande rejoint une perspective qui traverse toute la Bible: le pain, c'est le matin, pour le jour qui vient. Chaque matin, un nouveau jour commence: c'est la vie de tous les humains.
    Et c'est cela qui, de la demande de pain dans le "Notre Père", nous conduit au récit de la manne, au chap 16 du livre de l'Exode. Le peuple du désert a faim. Il regrette les oignons d'Égypte. Il va se plaindre à Moïse qui va négocier avec Yahvé. Celui-ci va alors envoyer la manne: Le matin, une couche de rosée entourait le camp. La couche de rosée se leva; alors sur la surface du désert, il y avait quelque chose de fin, de crissant, quelque chose de fin tel du givre, sur la terre.

Les fils d'Israël regardèrent et se dirent l'un à l'autre: "Man hou" ! (qu'est-ce que c'est?), car ils ne savaient pas ce que c'était. Moïse leur dit: "C'est le pain que YHWH vous donne à manger." (Exode 16, 11-15).

Don qui questionne
    Récit nourrissant, si l'on veut bien lire. En effet, au matin, la manne est donnée, sans qu'on sache ce que c'est. Il faut donc se demander ce que c'est, pour devenir apte à recevoir ce qui est donné, chaque jour, en nourriture : "Le pain que YHWH vous donne à manger". On dirait que le récit de l'Exode a déjà entendu la demande que Jésus enseigne comme prière à ses disciples. Va-t-on crier au miracle? Pas le moins du monde. Ce qui est en cause, c'est que ce que Dieu donne au matin du jour qui vient, pour que son peuple vive, c'est cela même qui pose question à ceux qui doivent apprendre à  le recevoir: "Man hou"?. Le don ("Donne-nous") va à l'encontre de toute évidence: on peut le recevoir, en traversant la question qu'il pose, mais on ne peut pas se l'approprier, ni en faire sa chose, encore moins en faire une réserve. Dès lors, la suite du récit de la manne nous éclaire : les fils d'Israël firent ainsi; ils en recueillirent, qui plus, qui moins. Ils mesurèrent à l'omer: rien de trop à qui avait plus et qui avait moins n'avait pas trop peu. Chacun avait recueilli autant qu'il pouvait en manger. Moïse leur dit: "Que personne n'en garde jusqu'au matin" ! Certains n'écoutèrent pas Moïse et en gardèrent jusqu'au matin; mais cela fut infesté de vers et devint puant  ! (Exode 16, 17-20).
    La manière dont Dieu donne, cela n'a rien à voir avec un échange de cadeaux entre gens qui ont de la sympathie entre eux. Le don, c'est l'épreuve radicale dont témoigne le récit de la manne: celui qui a plus n'a pas trop, celui qui a moins n'a pas trop peu. Le don se donne en parts qui conviennent à chacun: les parts peuvent être asymétriques, mais nul n'est privé de ce qu'il lui faut pour vivre. Et c'est là, très précisément, une manière de donner que nous supportons difficilement, tant est puissante la tentation de "mettre en réserve", de peur de manquer. Nous refusons de voir que cette peur nous fait prendre pour nous-mêmes la part prélevée sur ce qui revient à d'autres. Et là, ça commence à puer, pour reprendre l'expression forte du récit de l'Exode.

Peur de ne manquer de rien
    Qu'est-ce qui "pue" donc, de nos jours sinon la frénésie de ne manquer de rien? Pourtant, nous ne manquerions de rien, si nous avions juste ce qu'il nous faut, sans préjudice pour d'autres. La puanteur de ce qui est indûment mis en réserve, fait sentir ce qui manque: le goût de ce qui peut suffire, pour que chacun ait la part lui permettant de vivre, chaque jour. Un jour, il s'est trouvé un bibliste pour traduire la demande du "Notre Père" comme ceci : "Donne-nous notre pain suffisant aujourd'hui" (Loisy). C'était correct, et bien vu, à la lumière du récit de la manne dans l'Exode. Car si la manière dont Dieu donne crée une épreuve - celle de recevoir, sans capter le don pour s'en accumuler une réserve -, alors prier Dieu de donner devient une critique radicale de nos manières de prendre. A moins qu'en disant "Donne-nous" nous ne pensions que "notre" pain suffit pour nous-mêmes, quand il manque à d'autres? Dans ce cas, nous sommes imperméables au fait que la prière nous est enseignée par Jésus.

Ceci est mon corps
    Lors de son dernier  repas en effet, Jésus a donné du pain rompu en disant "ceci est mon corps". Il unissait en lui le don et l'épreuve. Ce pain donné était signe de sa vie donnée en partage, à travers la violence et la haine, jusqu'au bout. Il le faisait "souverainement", c'est-à-dire librement. Ainsi nourrissait-il les siens d'un don qui n'était autre que l'épreuve de vivre, pour que d'autres vivent. En se donnant lui-même, il ne privait personne de rien. Le "pain" demandé était donné, et c'était un corps, le sien. Ainsi Jésus accomplissait-il la prière qu'il avait lui-même enseignée à ses disciples. Et sans doute leur tramait-il aussi la voie, pour que leur demande de pain à Dieu ne puisse se confondre avec le désir d'être chaque jour eux-mêmes à l'abri du manque, à deux pas d'autres qui, eux, manquent du "pain" le plus élémentaire.