20ème dimanche ordinaire, Matthieu 15, 21 – 28.
Le texte.
En sortant de là (1), Jésus alla dans la région de Tyr et de Sidon. Voici qu’une Cananéenne (2), sortie de ces territoires-frontières, criait : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ! Ma fille est cruellement possédée (3) du démon. » Mais il ne lui répondit aucune parole. Les disciples s’approchèrent pour lui demander : « Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris ! » Jésus répondit : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. (4) » Mais elle vint se prosterner devant lui : « Seigneur, viens à mon secours ! » Il répondit : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. – C’est vrai, Seigneur, reprit-elle. Mais justement les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Jésus répondit : « Femme, ta foi est grande (5), que tout se passe pour toi comme tu le veux ! » Et, à l’heure même, il guérit sa fille.
(1) Jésus sort de ses controverses avec les pharisiens, tandis que la Cananéenne est sortie de territoires païens.
(2) Nom donné habituellement aux habitants de la ‘Phénicie’.
(3) La « possession » par un ‘démon’ est difficile à distinguer d’une maladie psychique. Les Anciens appelaient possession les innombrables maux nerveux ou psychiques qu’ils ne pouvaient pas expliquer. Nous-mêmes, ne disons-nous pas encore aujourd’hui de quelqu’un qui agit mal : « il ou elle a le diable au corps » ? Voir ainsi Matthieu 17, 15 où l’enfant souffre visiblement d’une épilepsie, si mystérieuse pour eux. Jésus est de son époque et pense donc comme tout le monde. Aussi dans ce passage, Matthieu écrit que Jésus menace le démon... Aujourd’hui à nouveau, des gens croient en la réalité des démons. N’est-ce pas plutôt une façon de parler de l’époque ?
(4) ‘Perdues’ non dans le sens de ‘mauvaise vie’ mais dans le sens de se trouver sans bons bergers.
(5) Selon Matthieu, Jésus avait reproché à Pierre en 14, 31 d’être un « homme de peu de foi ». Il avait fait un même reproche aux disciples assaillis comme lui par la tempête en 8, 26. Enfin, en 13, 53 – 58, il déplore le manque de foi de ses concitoyens de Nazareth. Par contre, Jésus est ébloui par la foi de deux païens : le centurion romain en 8, 30 et ici la cananéenne. Enfin Matthieu note la foi du centurion romain au pied de la croix, en 27, 54 ! Il est frappant de voir en Matthieu, le Juif, cette foi des païens et le manque de foi au sein du peuple élu !
L’homélie.
La question de l’accès de non juifs dans une communauté chrétienne et donc dans l’Eglise fut l’objet de rudes controverses au sein des premières communautés chrétiennes. On le voit bien dans les Actes des Apôtres (1). Il se fait qu’aux débuts de l’Eglise, la grande majorité des chrétiens étaient Juifs et la plupart d’entre eux pensaient qu’un païen, qui demandait le baptême, devait d’abord être circoncis, comme eux. Et bien sûr aussi, témoigner d’une foi en Dieu et en Jésus pareille à celle de cette Cananéenne. Peu à peu, notamment grâce à des passages d’évangile comme celui-ci et, bien sûr, grâce à Pierre et à Paul (2), un accès direct à l’Eglise fut progressivement admis et les ex-païens devinrent rapidement l’immense majorité.
Ce qui choque ici c’est plutôt l’attitude surprenante de Jésus. Déjà, il avait mis en garde ses disciples : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël (3)». C’était sa position au début de sa vie publique, selon l’éducation reçue de ses parents basée sur celle de leurs ancêtres. Comme il avait aussi la conviction de faire partie d’un peuple privilégié, le peuple élu, choisi par Dieu. Celui-ci n’avait-il d’ailleurs pas établi sa « demeure » au temple de Jérusalem ? Oui, Jésus était un homme ! Et quel homme n’évolue jamais dans ses convictions ? Notons qu’il a ici affaire à une fine mouche, fût-elle une païenne de Tyr et Sidon!
Mais il ne faut pas imaginer les frontières d’alors comme celles d’aujourd’hui. Des païens vivaient en Israël, surtout en Galilée, on l’a vu, et bien des Juifs vivaient dans le monde païen, souvent en ghettos (4). Mais malgré tout, ils ont dû s’influencer les uns les autres. Ainsi notre Cananéenne pouvait très bien avoir entendu des Juifs appeler leur Messie ‘Fils de David’. Relevons en passant l’attitude pénible des disciples. Comme souvent... Cela laisse songeur.
Voilà donc cette païenne qui interpelle Jésus par l’appellation juive de « Fils de David ! » en la faisant précéder de la prière : « Aie pitié de moi ! » Supplication reprise dans notre liturgie : « Seigneur, prends pitié ! », en grec : « Kyrie eleison ! » Evidemment, à force de la répéter, nous n’y mettons sans doute pas l’intensité qu’y a mise notre Cananéenne. Sauf, bien sûr, quand il s’agit d’un être aimé. Pour cette femme en effet, il y allait de la vie de sa fille ! De plus, elle n’hésite pas à se prosterner (!) devant ce Juif, qui la reçoit pourtant fort mal !
Et elle n’hésite pas à répéter sa prière : « Seigneur, viens à mon secours ! ». Et, enfin (enfin !) Jésus lui parle ! Mais c’est encore bien durement, comme s’il voulait justifier sa réticence à l’écouter. Ses parents devaient lui avoir appris que seuls les Juifs étaient enfants de Dieu. Les autres étant des ‘chiens’ (5).
Mais l’amour de cette femme pour sa fille lui fait avaler toutes les couleuvres et même elle en remet puisqu’elle se prosterne devant un Juif et l’appelle ‘Seigneur’. Et surtout, elle a cette merveilleuse finesse d’entrer dans son jeu : elle n’hésite pas à se reconnaître « petit chien » et à appeler les Juifs « ses maîtres » ! Petit chien qui sera donc heureux de pouvoir manger les miettes des maîtres tombées sur le sol. Il fallait le faire ! Certains y voient une manière adroite pour Matthieu de préparer l’accès des païens à l’eucharistie... Et Jésus, on le serait à moins, et Jésus est ébloui : quelle foi inouïe ! Une foi capable de le guérir de son éducation ! Et de guérir la jeune fille !
(1) Tout au long des Actes, chapitre 15.
(2) C’est le cas pour Pierre par exemple en Actes 11, 11 – 17 et pour Paul à de très nombreuses reprises. Toutefois celui-ci supplie Dieu de donner le salut aussi aux Juifs. Voir notamment Romains 10, 1.
(3) Matthieu 10, 5 - 6.
(4) Depuis leur déportation à Babylone, vers 586 avant Jésus, les Juifs s’étaient répandus dans le monde. Ils vivaient souvent dans des quartiers séparés, loin des ‘goy’, les non-Juifs. Au début du 16e siècle, un tel quartier séparé fut créé à Venise. Le nom de ce quartier était « ghetto »...
(5) Traiter quelqu’un de chien, même petit, a toujours été une injure...Ainsi vers le XIe siècle, les Croisés ont appelé leurs chiens « Médor » ou « Azor ». C’étaient des prénoms arabes ! Comment mieux exprimer leur mépris des Arabes ! Déjà !